NOTE DES TRADUCTRICES

 

François Delalande et « l’éveil musical » : à la recherche des origines de la création musicale

 

On ne saurait nier aujourd’hui la quasi évidence du lien de la théorie et de la pratique musicopédagogiques avec le jeu. La production bibliographique qui s’y rapporte en est la preuve. C’est ce que montrent chaque jour les conférences universitaires et les ateliers dans le cadre desquels sont formés des éducateurs de musique. En prenant comme point de vue un regard centré sur l’enfant (déjà acquis au sein d’une discipline assez éprouvée), le jeu occupe une place centrale dans toute tentative d’établir une connexion entre deux mondes apparemment incompatibles et, dans une large mesure, construits socialement : un monde insouciant, celui de l’enfant, et un monde « sérieux », un monde du « savoir », celui des adultes. La tradition occidentale moderne nous a d’ailleurs transmis l’idée que des produits culturels, comme la musique, appartiennent au monde adulte, hypothèse qui rend difficile le travail du pédagogue sensibilisé qui s’efforce d’initier l’enfant à la musique. Ce n’est pas alors une erreur de penser que le jeu revendique une valeur ontologique distincte : en tant que moyen d’approche et, partant, d’acquisition de la musique.

Quelle différence – ou mieux, quelle nouveauté– peut apporter un ouvrage qui a été publié il y a quarante ans environ et porte un titre qui, d’une manière inattendue, met à la même place, dans la perspective d’une définition, la musique et le jeu ? En effet, le défi de la distance qui nous sépare de 1984, année de la première publication de ce travail, est grand, de sorte qu’on est tenté, par reflexe, de se demander si les pensées qui y sont formulées sont toujours actuelles. Et là, on est surpris à plusieurs niveaux puisque ce n’est pas seulement le caractère actuel qui nous frappe mais aussi le renouveau et l’enrichissement de la problématique sur le contenu même de la pédagogie musicale. « Une pédagogie des comportements musicaux », comme l’auteur le souligne à plusieurs reprises, ne saurait  réduire le jeu au rôle du moyen. Le jeu, au sein de cette nouvelle conception pédagogique, devient objectif per se, fait qui connote à la fois deux assertions interconnectées: a) que la musique elle-même revêt des caractéristiques de jeu (soit qu’on conceptualise le jeu à la lumière du modèle piagétien, soit qu’on le voit à travers le prisme d’une attitude d’exploration et d’expérimentation, introduites par les compositeurs de musique contemporaine, comme c’est présenté en détail dans les pages qui suivent et b) que la musique, entendue comme jeu, cesse donc de concerner exclusivement « le monde d’enfant » ; elle le pénètre sans l’ignorer, on dirait qu’elle l’incorpore puisqu’elle y cherche ses racines. En d’autres termes, la musique-jeu, dès lors utilisée comme catégorie analytique, pourrait également permettre la compréhension approfondie de l’acte adulte.

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Certes, les lignes précédentes ne suffisent pas pour introduire François Delalande au public des lecteurs grecs –notons que c’est la première fois qu’un de ses ouvrages est traduit en langue grecque. Elles ne sont pas capables en outre de révéler l’étendue de son apport au changement du paysage de la recherche et de l’acte musicopédagogiques. Le livre lui-même, comme c'est le plus souvent le cas, assume implicitement ce rôle. Par contre, il nous semble important de faire une courte revue de son itinéraire personnel puisque c’est lui qui éclaire le comment et le pourquoi de ses idées pédagogiques avancées.  

Né en 1941 à Paris, François Delalande fait des études d’ingénieur et parallèlement il prend des cours de musique. Comme lui-même le souligne, ses premiers questionnements pédagogiques –et éventuellement les premiers fragments d’une position critique vis-à-vis l’orthodoxie pédagogique de l’époque– sont nés lorsqu’il donnait des cours des mathématiques et notamment grâce au défi d’une rencontre avec des élèves qui avaient une faible estime de soi. « Aider un élève à être fier de lui, est bien plus important que de lui apprendre à résoudre des équations »[1]. Pourtant, son amour pour la musique contemporaine et son contact avec l’œuvre de Pierre Schaeffer, Traité des objets musicaux (1966), l’amèneront en 1970 à l’Institut National de  l’Audiovisuel (INA) et plus particulièrement au sein du Groupe des Recherches Musicales (GRM) que Schaeffer avait fondé. Là, il se tourne vers la musique électroacoustique, d’abord vers la composition –en enseignant d’ailleurs pendant deux ans auprès de Guy Reibel– avant de se consacrer dans la suite à sa recherche et son analyse. C’est là encore que réapparaissent les préoccupations pédagogiques de sa jeunesse. Sauf que maintenant elles prennent une forme nouvelle. Elles surgissent de l’expérience directe et du contact avec les compositeurs de musique contemporaine. « Quand je suis arrivé au Groupe de Recherches Musicales, il n'était pas difficile pour moi de comprendre que la musique concrète, qu'on composait sans solfège, en manipulant les sons, pouvait transformer la pédagogie musicale »[2]. En quoi donc le travail d’un compositeur de musique concrète se rapproche de la manière dont un enfant joue avec le son ? Cette question constitue le point de départ de la pensée pédagogique de François Delalande et en même temps l’occasion de réaliser un projet avec des éducateurs de musique en écoles maternelles de France. La recherche et les expérimentations dans ce domaine jettent les bases de son premier texte musicopédagogique, « Trois idées-clés pour une pédagogie d’éveil» (1976), qu’on pourrait considérer comme le précurseur du livre La musique est un jeu d’enfant. Nous retrouvons en effet ici ces trois idées principales (les enfants font de la musique spontanément en manipulant les bruits/la musique est au-delà des notes/être musicien ne signifie pas « connaître de la musique ») à travers l’étude approfondie des aspects variés du parallélisme entre les recherches sonores du compositeur de musique concrète et celles de l’enfant, aspects dont la dialectique est soigneusement exposée par l’auteur. Pour en donner un exemple précis, considérons l’attitude envers le bruit : le compositeur concret, tout comme le petit enfant, aime jouer avec les sons, naturels ou artificiels. Sauf que le compositeur concret, en tant que tel, est un sujet historique (création et créateur d’une époque bien définie) tandis que l’enfant partout et toujours grandit en explorant d’abord les sons que lui-même produit. Par conséquent, il ne suffit pas ici de noter que, si la musique contemporaine s’est appropriée et a valorisé le bruit en tant que notion et matériau de composition, la pédagogie de la musique, avec Delalande, le déculpabilise totalement et l’intègre dans ses actions. Il faudra en plus s’attarder à l’apport anthropologique de l’idée précédente, aussi bien qu’à ses prolongements. L’exploration du bruit ou plus généralement de toute sonorité, se réalise par le geste. « Le petit enfant écoute avec les mains »[3], nous dit Delalande, annonçant ainsi que le geste constitue une composante fondamentale de tout comportement d’écoute. Lorsque l’auteur cherche, donc, dans la variété des expressions culturelles de l’acte musical un élément œcuménique –le dénominateur commun à toutes les cultures, comme il le souligne–, il ne le trouve pas dans la mélodie ou le rythme mais dans le geste. « C’est le geste qui se trouve au cœur de la musique » –pour emprunter une phrase de Jean Molino, puisée de son article particulièrement influent qui porte le titre « Prolégomènes à une anthropologie de la musique[4]»–, ce mouvement intentionnel selon Michel Imberty[5], qui peut être soit naturel soit mental. Le geste musical naturel, celui qu’on réalise avec une partie de notre corps ou avec notre voix (n’oublions que la voix est corps), constitue toujours l’archétype d’une représentation musicale mentale. Il s’agit du phénomène de « double oreille », dont parle Molino[6] et que Delalande aborde dans ses analyses selon différentes manières : l’audition d’un son n’est, en effet, que ses retrouvailles avec le geste qui l’a produit. Cela signifie entre autres que l’audition concerne toujours une expérience vécue, à savoir l’expérience du jeu entendu sous la lumière de la signification que l’auteur tisse progressivement dans le présent livre : c’est-à-dire comme un dialogue entre geste et idée musicale. Nous considérons ainsi que les pages qui suivent dépassent largement le cadre étroit de la pédagogie musicale, bien que le musicopédagogue inventif puisse trouver ici des idées originales et des applications inspirées afin d’enrichir la gamme des activités qu’il adresse aux petits élèves. L’auteur ne se contente pas de suggérer de faire de la musique avant d’apprendre des notes –thèse qui rencontre la problématique de ses compagnons au sein d’une pédagogie orientée vers l’enfant et la créativité– mais il va encore plus loin : il nous invite à suivre l’aventure sémantique de la notion du jeu, inhérente à celle de la musique et du musicien.

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Nous remercions chaleureusement tous les partenaires des éditions Fagottobooks pour la confiance qu’ils ont montrée à cet effort. Nous avons partagé la même certitude en ce qui concerne la lacune importante que cette publication vient combler dans la littérature musicologique de langue grecque. Enfin, un grand merci à François Delalande pour l’enthousiasme avec lequel il a reçu notre initiative aussi bien que pour les conversations, tant émouvantes que constructives, que nous avons eues ensemble pendant tout ce parcours. Tout ce qu’on a appris de lui, nous est précieux.  

Fotini et Vassiliki Reraki      

 



[1] Cf. « Historias de vida: entrevista con François Delalande », entretien avec Andrea Giraldez, Eufonia n° 49, Grao, Barcelone, 2010.

[2] Ibid.

[3] DELALANDE, F., « Trois idées clés pour une pédagogie d’éveil », Pédagogie musicale d’éveil, Cahiers recherche/musique n°1 INA/GRM, Paris, 1976, p. 8-19.

[4] MOLINO, J., « Prolégomènes à une anthropologie de la musique », Analyse musicale, n° 10, 1988.

[5] IMBERTY, M., La musique creuse le temps. De Wagner a Boulez: Musique, psychologie, psychanalyse, Paris, L’Harmattan, 2005, p. 90.

[6] MOLINO, J., Le singe musicien. Sémiologie et anthropologie de la musique, Paris, Actes Sud/INA, 2009, p. 141.