2023 c الموسيقى هي لعب للطفل, traduction arabe, par Rim Jmal, de La musique est un jeu d'enfant (1984), Tunis, Sotumedias.

 

Rim Jmal, maitresse de conférences à l’Institut Supérieur de Musique de Tunis

 

Auteure d’une thèse soutenue à Paris sur le Développement musical et l’acquisition du système modal arabe chez l’enfant tunisien de 6 à 13 ans au début du XXIème siècle 

François Delalande, préface à l’édition arabe de

la musique est un jeu d’enfant

 

Rencontrée dans une réunion à Paris, Rim Jmal, que je ne connaissais pas, me demande un jour de 2018 si j’accepte qu’elle traduise ce livre en arabe. Si je l’accepte ? Mais bien sûr ! Quelle chance ! Que Rim Jmal, qui a déjà publié un livre sur l’éveil musical – comme je l’ai appris depuis – et qui enseigne à l’université de Tunis trouve utile de diffuser dans des pays de langue arabe ces réflexions sur l’éveil musical est une marque d’intérêt et une aubaine qui m’honore. Mes premiers mots seront pour lui adresser mes profonds remerciements.

Ce livre a déjà trouvé un écho en Italie, en Espagne et en Amérique du Sud, mais ce sont des pays de langue romane dans lesquels la culture musicale est proche de la culture française. La langue arabe ouvre sur un autre monde. La tradition musicale arabe est particulièrement riche et les pays du Maghreb sont au croisement des deux cultures musicales distinctes, la culture arabe et la culture occidentale.

Dans cette position, à l’intersection de ces deux univers musicaux, quelle peut être la place des réflexions qu’on trouve dans ce livre sur la découverte du son et de la musique par les enfants ? On suppose que les bébés de tous les continents s’exercent à produire des sons avec leur bouche et leur voix dès les premiers mois de la vie, bien avant que ces sons ressemblent aux phonèmes de la langue qu’ils parleront plus tard. Puis c’est avec les mains qu’ils explorent les sonorités des objets qu’ils touchent, frottent, secouent, et ces premières productions sonores seraient l’une des origines universelles des musiques, de La Musique. Elles se diversifieront ensuite en fonction de l’environnement, des milieux culturels et, bien sûr, des contextes pédagogiques. Avec l’âge, les explorations sonores deviennent, si le milieu environnant y incite, une improvisation plus concentrée et cette évolution de la découverte sonore pourrait être à l’origine de l’invention musicale, de toutes les musiques. C’est la thèse qui sous-tend ces réflexions. Elle incite à enrichir l’invention sonore et musicale fondée sur le goût du son, la précision du geste de la main ou de la voix, l’expression qu’on y attache, les formes que l’on construit, avant d’acquérir des techniques et un langage propres à une culture. On suggère donc d’aborder la musique par une expérience de création, qui va des premières explorations jusqu’à la composition et de développer au passage un goût et des aptitudes, pour la production comme pour l’écoute, avant d’apprendre la musique.

Si une telle approche concrète du son est possible aujourd’hui, c’est que la musique « concrète » a ouvert la voie. La définition même de la musique a changé. Il ne s’agit plus toujours d’organiser des notes en accord et mélodies, mais de découvrir, enrichir et combiner des sons. Pierre Schaeffer a théorisé ce « retour aux sources ». Il imagine ainsi l’origine de la musique : « l’homme préhistorique ne connaît-il pas ainsi un double usage de la voix : émettre des cris d’appel, de menace ou de colère, ou bien mettre à l’essai ce que les spécialistes appellent pompeusement son appareil phonatoire, plaisir de crier à pleins poumons, plaisir aussi de frapper sur des objets, sans que soient nécessairement dissociés le geste et son effet, la satisfaction d’exercer ses muscles et celle de « faire du bruit » ? Faut-il chercher dans de tels jeux, qui se seraient par la suite perfectionnés en même temps que se développaient leurs significations, l’origine simultanée du chant, de la danse et de la musique ? » (1). Cette hypothèse scabreuse et invérifiable de phylogenèse-fiction devient un programme de recherche si vous remplacez, dans cette citation, « l’homme préhistorique » par « le jeune enfant. » On reconnaît le plaisir du bébé d’éprouver ses ressources vocales, puis ses trouvailles instrumentales, et cette fois ces comportements d’invention sonore sont tout à fait accessibles à l’observation. C’est ce qu’a fait la psychologie du développement, à commencer par Piaget. Produire un son par hasard, l’apprécier et avoir envie de recommencer, c’est ce qu’on appelle une « réaction circulaire » que décrit joliment Piaget quand son fils se plaît à répéter un son qui l’a frappé : «« À 3 mois et 10 jours […], après que Laurent a appris à saisir ce qu’il voit, je lui mets le cordon fixé au hochet directement dans la main droite, en l’enroulant simplement un peu pour qu’il le saisisse mieux. Pendant un instant, il ne se passe rien, mais, à la première secousse due au hasard des mouvements de sa main, la réaction est immédiate : Laurent sursaute en regardant le hochet puis donne de violents coups de la main droite seule, comme s’il avait senti la résistance et l’effet. L’opération dure un bon quart d’heure, durant lequel Laurent rit aux éclats. » (2). Ce que ne dit pas Piaget, c’est que répéter par plaisir une singularité sonore qu’on a découverte par hasard, puis l’enrichir de variations et la combiner avec d’autres, c’est le processus même de l’invention musicale, qui nait dans l’enfance de la même manière sur tous les continents. Il s’agit, pour l’éducateur, de l’aider à s’épanouir.

Schaeffer, en décrivant l’attitude concrète face au sonore et Piaget en analysant l’évolution du jeu au cours de l’enfance, ont posé les bases de ce que peut être le développement du jeu qui mène de l’exploration à la création musicale. Le croisement de ces deux apports majeurs ouvre une avenue à une pédagogie musicale dont on pose ici quelques jalons.

 

(1) P. Schaeffer, Traité des objets musicaux, Paris, Seuil, 1966, p.42.

 

(2) J. Piaget, La naissance de l’intelligence chez l’enfant, Delachaux et Niestlé, Neuchatel-Paris, 1977, p. 144.